5.12.10

The National-23 novembre 2010-L'Olympia,Paris

Après un premier concert du plus grand groupe du monde selon Bernard Lenoir il y a 3 ans, j’étais restée sur ma faim et appréhendait donc quelque peu cette deuxième tentative : les choix du groupe ne seraient pas forcément en harmonie avec mes souhaits et la comparaison ne tiendrait peut-être pas avec le concert du lendemain (Arcade Fire donc, plus grand groupe du monde selon moi).
Mais je suis vite rassurée par les premières chansons entamées par le groupe originaire de Cincinnati.
La solennelle ‘Runaway’ donne le ton d’un set tout en basse intensité. Et pour épauler l’habituelle section rock, un trombone et une trompette sont venus donner une épaisseur et une chaleur supplémentaires aux morceaux. Ce soir, nous n’aurons pas droit au violon de Padma Newsome…Sanglé dans son complet sombre et cravate, Matt Berninger, grand blond ténébreux, s’est laissé pousser la barbe et observe parfois de ses petits yeux la salle de l’Olympia pleine comme un œuf. Autour de lui, les deux paires de fratries : les Dessner à la guitare, les Devendorf virtuoses de la rythmique.
Le chanteur, les yeux fermés, accroché au micro, nous emmène ensuite dans « la vallée des Morts de Manhattan » (‘Anyone’s ghost’), accompagné par la batterie suintante de Bryan Devendorf. Grand timide, l’homme de tête réitère des gestes remplissant les blancs pendant lesquels il ne chante pas ou crie dans le vide pendant les parties de guitare ; sorte de dandy décadent, il a pris sa bouteille de vin dont il sirote des verres entre les morceaux qu’il arrose copieusement de petites histoires, parfois entrecoupées de remerciements énoncés dans un français parfait par Bryce Dessner.
Puis c’est le doublet gagnant : ‘Bloodbuzz Ohio’ et son hymne à la nostalgie, ainsi que ‘Mistaken for strangers’ que je n’attendais pas là me tirent des larmes. La diction profonde et rythmée soutenue par la batterie insistante et les assauts de guitare.
‘Afraid of everyone’, le déchirant ‘Conversation 16’ ou ‘Sorrow’ sont là pour nous démontrer toute la force des chœurs et des cuivres sur le dernier opus High Violet, joué quasi dans sa totalité ce soir-là.
Mais il y a évidemment de la place pour quelques pépites des précédents opus : un tonique ‘Available’ terminé par la magnifique section finale d’habitude accompagnée d’un violon de ‘Cardinal Song’, l’inespéré ‘Baby,we’ll be fine’ tiré d’Alligator ou ‘Squalor Victoria’. Même quand un morceau vous semble des plus anodins, un mot, une phrase de Matt viennent l’illuminer : au début de ‘Slow show’, on ne se rappelle pas que le chanteur s’abîmera dans les vers parmi les plus attachants écrits par Berninger (« you know I dreamed about you, I miss you for 29 years ») ou que la phrase « Break my arms around the one I love » revient au milieu de ‘Daughters of the Soho riots’.

En fin de parcours, The National aligne les « hits », notamment ‘Fake Empire’, dont la batterie résonne encore, puis les énergiques ‘Abel’ et surtout ‘Mr. November’ qui voit Matt faire le tour de la fosse de l’Olympia, le fil du micro soutenu par les fans, et finir sa course à quelques mètres de nous après cette folle épopée.
Déçue par la production brouillonne de l’excellent et National-esque ‘Terrible Love’ sur l’album, on ne peut qu’attendre d’être transporté par la montée en puissance du titre jusqu’à la fin paranoïaque qui voit Matt à nouveau descendre dans les premiers rangs.

Après la tempête, le navire reprend sa promenade sur une mer plus tranquille et le rythme se ralentit pour se tarir enfin : tous les membres du groupe viennent s’aligner au-devant de la scène pour délivrer a cappella et sans amplification un magnifique ‘Vanderlyle Crybaby Geeks’.

4.12.10

The Suburbs-Arcade Fire-LP 2010

Evidemment l’attente est grande lorsque le groupe qui a conçu le disque de toute une vie – Funeral – sort sa nouvelle création. Surtout après un très bon Neon Bible, mais qui n’a jamais provoqué la même fièvre.
Mais ô ! The Suburbs s’avère être un album magnifique à la hauteur de toutes les attentes. C’est un disque généreux (16 morceaux !) qui s’allonge pour notre plaisir, alternant ballades, punk et fièvre. Des morceaux, et ce n’est pas péjoratif, cèdent au revival ambiant des 80’s : ‘Modern man’ égrène son contre-tempo et ‘Sprawl 2’ est une étonnante bombe à la Blondie sur laquelle on imagine déjà Régine et sa troupe sautiller en souriant béatement sur scène. Moins d’hymnes sont présents sur cet opus, mais plus d’émotions en filigrane, de travail sur la rythmique des mots et leur alliance avec la musique. Bien sûr, certaines chansons comme ‘Ready to start’ ou ‘We used to wait’ tiennent lieu de ‘Rebellion (Lies)’ ou de ‘Wake up’ comme tubes entraînants auprès du public. Mais comparez-les à la fragilité de ‘Half light I’ ou de ‘Wasted hours’. Même un morceau a priori inoffensif tel ‘The suburbs’ a la capacité de nous faire visionner des cinématiques orchestrales, qui d’habitude étaient projetées par des chansons à l’intensité et au lyrisme bien plus affirmés.

Mais ce qui interpelle réellement dans ce recueil de chansons, ce qui le rend plus fort, c’est son concept : écrire sur la jeunesse en banlieue, un thème brodé comme un fil rouge reliant chaque morceau. On se reconnaît dans les lotissements qui s’étirent indéfiniment jusqu’aux accidents de terrain (‘Sprawl 2 (Mountains beyond mountains)’), la lumière partout, jamais une once d’obscurité dans la ville et ces artères tentaculaires où les gyrophares de la police (véritable leitmotiv puisque déjà présents dans ‘Laïka’ sur le premier album par exemple) trouvent écho dans les réflecteurs des vélos. Autrefois on ne faisait rien, on traînait au parc, on rêvait : c’était un droit, c’était une jouissance. Maintenant la musique provoque les clivages (« now the music divides us into tribes » dans ‘Suburban war’) et il faut choisir son camp. Ce sont les amis que l’on perd de vue même si nous passions notre vie avec et partagions des passions musicales, c’est la distribution du courrier, infime moment dans une journée pouvant pourtant apporter une immense excitation. Mais tout change un jour : les adultes n’écrivent plus de lettres à leurs amis, ne jouent plus de musique, et ils apprennent à conduire…
Cette nostalgie apparente semble toutefois exempte de regrets. Le monde dépeint ne semble pas meilleur : peut-être tout simplement qu’il était vu à travers le regard naïf d’un enfant ou d’un adolescent et non par les yeux d’une grande personne débordée par les tracas de la vie quotidienne qui se perd dans les choses superficielles. L’adolescence était peut-être le temps de l’insouciance, mais aussi du vrai, ce qui compte. Ce regard, c’est peut-être celui des membres du groupe, qui considère avec recul les années écoulées, comme un tremplin pour la maturité.
Ce qui laisse à penser que The Suburbs est une création décomplexée : les membres du groupe ont tellement grandi qu’ils écrivent sur les enfants qu’ils pourraient avoir et non sur ceux qu’ils sont, ou étaient (« us kids now »). Les morceaux sont presque des ritournelles lorsque les paroles de la chanson-titre s’ancrent comme une comptine dans la mémoire (les mêmes phrases sont reprises, mais sur une mélodie différente : dans ‘The suburbs’ « grab your mother’s keys we’re leaving » et dans ‘Suburban war’). Mais la mélodie change tout et donne réellement une couleur aux mots. Tantôt touchante, tantôt tranchante.
Pour la première fois, j’ai l’impression que j’aurais pu écrire ces paroles : pas par prétention mais parce qu’elles décalquent mes obsessions de la nostalgie et du temps qui passe. Et parce qu’elles touchent, certainement, à l’universalité.