9.6.12

UN MONDE DE POSSIBLES (READY TO START)
Bande-son : l’album The Suburbs d’Arcade Fire.


Le visage appuyé contre la vitre qui ruisselle de pluie, ses lunettes à grosse monture noire calées sur le nez, Samuel somnole. Des pensées vagabondent dans son esprit. Son écharpe est roulée en boule entre la vitre froide et sa joue. Les bandes blanches de la route entre Angers et Nantes défilent et se rejoignent, puis se disloquent à nouveau. Le car de la tournée avale les kilomètres.
D’une oreille inconsciente, Samuel continue d’analyser les choix musicaux des autres, diffusés par les enceintes du tourbus. Il se demande bien pourquoi ‘I’m only happy when it rains’ a été choisi. Quoique…Il est souvent apparu que l’effort, l’obstacle et la contrainte pouvaient aussi être générateurs de jouissance. Au moins chez des âmes tourmentées. Et Shirley Manson en est une, assurément. « Avec un nom pareil »…sourit intérieurement Samuel.

Cela fait une bonne heure que Ludovic ne s’occupe plus des choix musicaux et qu’il a fichu un bonnet de laine rouge à pompon sur la tête dodelinante de Samuel. Pour déconner. Alexis a plié ses jambes sur le siège et griffonne des idées dans un carnet noir. Les autres discutent familièrement musique.

Et j’entends soudain une chorale rock bigarrée, atypique, faisant sonner arpèges, violon, accordéon et dissoner le dièse, au seuil d’un monde, presque. La batterie suintante marque un rythme à contretemps, tantôt lancinant, tantôt virevoltant.
Là, je rêve.
J’entends le ressac, l’écume jaunie de la mer sale, le glougloutement heureux des enfants ou le simple dessin dans l’eau laissé par les pas d’un couple promenant son chien. L’étendue verte se confond avec le ciel : apparaît un horizon confus et brumeux, de quoi voyager, de quoi se mouiller. Un monde de possibles. Des étendues de sable où roulent des chars à voile. Les bâches qui jonchent la plage. Le vent qui bat les flots et soulève des franges d’écume mousseuse. Sur cette plage froide, je distingue ma sœur qui sourit, puis rit. Elle fait la roue sur le sable et à l’arrière-plan les barres bétonnées bordent la digue. Je l’aime, et j’aime les paroles sur cette musique. Elles décalquent mes obsessions de la nostalgie et du temps qui passe.

A présent la plage se fond dans une grève grisâtre qui plonge dans le fleuve. Le fil vert ruisselant rejoint à nouveau une berge sur laquelle se penchent les branches argentées des arbres. Samuel sait que les bateaux ne naviguent plus sur cette grande rivière envasée. Çà et là des bancs de sable émergent telles les carapaces de mornes tortues. Samuel tambourine sur ses cuisses un rythme encore alangui par le récent sommeil. La route emprunte maintenant un pont et se fraie un chemin entre des hangars. La ville est proche. Il cligne des yeux.
Bientôt il faudra jouer, affronter le public, assumer des choix.

Ils avaient parlé des heures de ce morceau d’introduction dans une maison au papier peint d’un autre temps. Tapie au fond de la forêt, elle leur avait offert toute la discrétion recherchée pour enregistrer des sons feutrés ou éclatants.
Ainsi isolés du monde, les cinq garçons se demandaient encore comment ils avaient pu trancher pour une amorce à la fois incisive et inoffensive capable de satisfaire le public, ce grand inconnu. Samuel doutait encore de l’efficacité qui semblait évidente au reste du groupe.

« Tu te fais trop de souci » était la réplique préférée des gars.
Cela irritait profondément Samuel. Alors il tournait les talons et allait marcher en ville, haussant les épaules, le corps en perpétuelle tension. Il allumait un clope d’une main tremblante.
Lors d’une fête pour le Nouvel An, il avait dansé avec cette fille aux longs cheveux blonds, elle était magnifique. Il l’avait embrassée. Ce soir-là, il s’était battu avec un type, il ne savait même plus pourquoi. Peut-être parce que le type avait fait verser la voiture de Matthieu dans le fossé quelques heures plus tôt. Résultat : il s’était cassé les os du métacarpe. La fille n’arrêtait pas : « C’est probablement rien, sinon tu aurais mal. Mais tu es sûr que ça va ?  Ça va ? ». Et il répondait : «  Ne me secoue pas, ne me secoue pas, je suis plein de larmes ! ».

 - Hé les gars…Vous êtes sûrs, pour la chanson qui ouvre le set ?

C’est bien une déflagration, un coup d’envoi tonitruant, qui ne peut que présager d’un concert éblouissant, intense. Nous sommes quelques fous à nous être massés au premier rang. L’impression est troublante de les accompagner au plus près : chanter avec eux, lever les mains avec eux, danser avec eux, et même jouer avec eux. Jamais je n’ai été si proche, capable de palper l’enthousiasme et l’envie. Le batteur est un ange blond, caressant méticuleusement ses fûts pour créer une épaisseur fébrile. Les guitaristes sourient d’un sourire sucré quand ils nous parlent de la genèse de leurs morceaux.  
Il y a sur la scène un tapis posé par terre, tandis que de vieilles télés côtoient des abat-jour de grand-mère. Les images projetées sont familières et fantasmatiques à la fois, telles les cinématiques orchestrales de mon quotidien : sols mouvants recouverts de feuilles, gazons bien entretenus des maisons devant les baies vitrées aux plantes vertes bien taillées, gamins faisant du vélo sur les routes sécurisées de la banlieue...
Cet univers m’effraie et me rassure à la fois. La banlieue et ses artères tentaculaires qui s’étirent indéfiniment jusqu’aux accidents de terrain, la lumière des lampadaires omniprésente, jamais une once d’obscurité dans la ville hormis les gyrophares de la police se reflétant dans les catadioptres des vélos. Dans la banlieue où j’ai grandi on ne faisait rien, on traînait au parc, on rêvait : c’était un droit, c’était une jouissance. Maintenant il faut choisir son camp et ses responsabilités ; les adultes n’écrivent plus de lettres à leurs amis, ne jouent plus de musique… ils apprennent à conduire.

Samuel sent cette émotion montante. Celle des gens, et la sienne. Il la perdait de vue la plupart du temps, dans une vie quotidienne où le passé grandit, où le fossé se creuse. Il étouffait trop souvent lorsqu’il faisait passer ses idées.
Lors des concerts, un univers s’ouvrait à lui. La confiance pouvait l’étreindre à nouveau, les doutes s’envolaient peu à peu. Il était sur le fil tout ce temps. D’abord, il avait la désagréable impression de recommencer sa vie. Puis, il fixait son regard sur une ou deux personnes dans les premiers rangs. A Nantes, par exemple, il voit une jeune fille blonde, aux cheveux longs, magnifique…

Elle ferme les yeux quand ils commencent à jouer. Elle murmure les paroles comme des incantations. Lui se sent fier et s’applique à frapper sa batterie. C’est une impression de puissance, la salle et le monde appartiennent désormais à Samuel. Le charme du concert embarque à bord ses ennemis intimes pour un corps à corps transcendant, une histoire à vivre. 
Vient ensuite un moment d’absence. Il se souvient des lettres qu’il attendait autrefois avec tant d’impatience. Ce temps où il guettait le facteur dont la venue constituait un événement majeur dans sa journée. Des journées à ne rien faire, à rêver allongé sur son lit et à gratter sa guitare. 

Le chanteur s’accroche au micro, un verre de vin à la main et décoche de sa voix rugueuse des traits fiévreux. La diction est profonde et saccadée. Ces envolées tendues déchirent la salle. Les assauts de guitare m’enveloppent, la batterie insistante résonne en moi. J’arrive là où le son peut atteindre une limite de transport et de transmission. Comme un terminus de l’émotion.

Je regarde les doigts filer sur le manche, je devine certains accords, certaines techniques. Je sais quand le guitariste doit accorder son instrument avant d’entamer ses motifs de guitare répétitifs réalisés en picking le plus souvent : trois doigts seulement bougent, tandis que le reste de la main demeure immobile. De retour à la maison, il me suffira de soulever la vieille guitare de son support pour partager ce sentiment de plénitude.

Après le concert, Samuel vend quelques affiches, quelques disques, quelques T-shirts. Des gens n’osent pas lui parler, font semblant de ne pas remarquer qu’il joue de la batterie dans le groupe en tête d’affiche. Parfois il se dit que le batteur a vraiment le mauvais rôle…Il y a ceux qui le mettent mal à l’aise. Il y a cette jolie fille blonde qui est venu lui dire qu’elle rêvait de ce concert depuis 29 ans. Il la reconnaît et ils se mettent à discuter. Peu à peu le hall se vide. Des gens fument encore sur le perron lorsqu’ils quittent la salle…

Elle l’emmène au bout de l’île, sur cette langue de terre qui fut un jour prairie. En face flotte l’horizon des quais, façades blanches alignées surplombées par le dôme de Notre-Dame-de-Bon-Port, celle qui ne laisse jamais crever les marins.
Ici c’étaient les trains de marchandises qui passaient, le point de départ et d’arrivée de la révolution industrielle. Les métallos ont déserté les carreaux où ils dessinaient les bateaux. Dans les anciennes cales de construction, des mauvaises herbes poussent en attendant la réhabilitation galopante. Aujourd’hui ce n’est plus la friche, le no man’s land. Les promeneurs et les familles le dimanche s’encanaillent au bord du fleuve garroté.
C’est ce que Sylvia a raconté à Samuel à propos de la ville qu’elle a adoptée il y a déjà quelques années.

***

Ils sont maintenant sous le monstre de ferraille jaune. Comme les pattes d’un gigantesque insecte, la grue Titan s’accroche encore à son lambeau de béton. Le sol est irrégulier, les grillages sont piétinés, on trouve parfois des morceaux de métal rouillé et des cailloux qu’on peut jeter dans l’eau.

Là, près de ce géant, un groupe de jeunes sillonne le terrain en mobylette. Il n’y a que deux engins pour quatre individus, ce qui les fait éclater de rire. Samuel est l’un d’eux. Ils se sont laissé entraîner, lui et Alexis, par des filles un peu allumées. L’une est blonde, l’autre est rousse, peut- être sa sœur.
Il doit être cinq heures du matin et la lumière pâle de l’aube rend les visages un peu moins flous. Les yeux de Samuel brillent sous une chevelure ébouriffée. Il est grisé par l’alcool, mais aussi par l’expérience interdite à venir : ils grimperont en haut du monstre jaune et, de là, regarderont le jour se lever.