UN MONDE DE POSSIBLES (READY
TO START)
Bande-son :
l’album The Suburbs d’Arcade Fire.
Le visage appuyé contre la vitre qui
ruisselle de pluie, ses lunettes à grosse monture noire calées sur le nez,
Samuel somnole. Des pensées vagabondent dans son esprit. Son écharpe est roulée
en boule entre la vitre froide et sa joue. Les bandes blanches de la route entre
Angers et Nantes défilent et se rejoignent, puis se disloquent à nouveau. Le
car de la tournée avale les kilomètres.
D’une oreille inconsciente, Samuel continue
d’analyser les choix musicaux des autres, diffusés par les enceintes du
tourbus. Il se demande bien pourquoi ‘I’m only happy when it rains’ a été
choisi. Quoique…Il est souvent apparu que l’effort, l’obstacle et la contrainte
pouvaient aussi être générateurs de jouissance. Au moins chez des âmes tourmentées.
Et Shirley Manson en est une, assurément. « Avec un nom pareil »…sourit
intérieurement Samuel.
Cela fait une bonne heure que Ludovic ne
s’occupe plus des choix musicaux et qu’il a fichu un bonnet de laine rouge à
pompon sur la tête dodelinante de Samuel. Pour déconner. Alexis a plié ses
jambes sur le siège et griffonne des idées dans un carnet noir. Les autres
discutent familièrement musique.
Et j’entends soudain une chorale rock
bigarrée, atypique, faisant sonner arpèges, violon, accordéon et dissoner le
dièse, au seuil d’un monde, presque. La batterie suintante marque un rythme à
contretemps, tantôt lancinant, tantôt virevoltant.
Là, je rêve.
J’entends le ressac, l’écume jaunie de la mer
sale, le glougloutement heureux des enfants ou le simple dessin dans l’eau
laissé par les pas d’un couple promenant son chien. L’étendue verte se confond
avec le ciel : apparaît un horizon confus et brumeux, de quoi voyager, de
quoi se mouiller. Un monde de possibles. Des étendues de sable où roulent des
chars à voile. Les bâches qui jonchent la plage. Le vent qui bat les flots et
soulève des franges d’écume mousseuse. Sur cette plage froide, je distingue ma sœur
qui sourit, puis rit. Elle fait la roue sur le sable et à l’arrière-plan les
barres bétonnées bordent la digue. Je l’aime, et j’aime les paroles sur cette
musique. Elles décalquent mes obsessions de la nostalgie et du temps qui passe.
A présent la plage se fond dans une grève
grisâtre qui plonge dans le fleuve. Le fil vert ruisselant rejoint à nouveau
une berge sur laquelle se penchent les branches argentées des arbres. Samuel
sait que les bateaux ne naviguent plus sur cette grande rivière envasée. Çà et
là des bancs de sable émergent telles les carapaces de mornes tortues. Samuel
tambourine sur ses cuisses un rythme encore alangui par le récent sommeil. La
route emprunte maintenant un pont et se fraie un chemin entre des hangars. La
ville est proche. Il cligne des yeux.
Bientôt il faudra jouer, affronter le public,
assumer des choix.
Ils avaient parlé des heures de ce morceau d’introduction dans une maison au
papier peint d’un autre temps. Tapie au fond de la forêt, elle leur avait
offert toute la discrétion recherchée pour enregistrer des sons feutrés ou
éclatants.
Ainsi isolés du monde, les cinq garçons
se demandaient encore comment ils avaient pu trancher pour une amorce à la fois
incisive et inoffensive capable de satisfaire le public, ce grand inconnu.
Samuel doutait encore de l’efficacité qui semblait évidente au reste du groupe.
« Tu te fais trop de souci » était
la réplique préférée des gars.
Cela irritait profondément Samuel. Alors il
tournait les talons et allait marcher en ville, haussant les épaules, le corps
en perpétuelle tension. Il allumait un clope d’une main tremblante.
Lors d’une fête pour le Nouvel An, il avait
dansé avec cette fille aux longs cheveux blonds, elle était magnifique. Il
l’avait embrassée. Ce soir-là, il s’était battu avec un type, il ne savait même
plus pourquoi. Peut-être parce que le type avait fait verser la voiture de
Matthieu dans le fossé quelques heures plus tôt. Résultat : il s’était
cassé les os du métacarpe. La fille n’arrêtait pas : « C’est
probablement rien, sinon tu aurais mal. Mais tu es sûr que ça va ? Ça va ? ». Et il répondait :
« Ne me secoue pas, ne me secoue pas, je suis plein de
larmes ! ».
- Hé les
gars…Vous êtes sûrs, pour la chanson qui ouvre le set ?
C’est bien une déflagration, un coup d’envoi
tonitruant, qui ne peut que présager d’un concert éblouissant, intense. Nous sommes
quelques fous à nous être massés au premier rang. L’impression est troublante
de les accompagner au plus près : chanter avec eux, lever les mains avec
eux, danser avec eux, et même jouer avec eux. Jamais je
n’ai été si proche, capable de palper l’enthousiasme et l’envie. Le batteur est
un ange blond, caressant méticuleusement ses fûts pour créer une épaisseur fébrile.
Les guitaristes sourient d’un sourire sucré quand ils nous parlent de la genèse
de leurs morceaux.
Il y a sur la scène un tapis posé par terre, tandis
que de vieilles télés côtoient des abat-jour de grand-mère. Les images
projetées sont familières et fantasmatiques à la fois, telles les cinématiques
orchestrales de mon quotidien : sols mouvants recouverts de feuilles,
gazons bien entretenus des maisons devant les baies vitrées aux plantes vertes bien taillées, gamins faisant du vélo sur les routes sécurisées de la
banlieue...
Cet univers m’effraie et me rassure à la
fois. La banlieue et ses artères tentaculaires qui s’étirent indéfiniment
jusqu’aux accidents de terrain, la lumière des lampadaires omniprésente, jamais
une once d’obscurité dans la ville hormis les gyrophares de la police se reflétant
dans les catadioptres des vélos. Dans la banlieue où j’ai grandi on ne faisait
rien, on traînait au parc, on rêvait : c’était un droit, c’était une
jouissance. Maintenant il faut choisir son camp et ses responsabilités ;
les adultes n’écrivent plus de lettres à leurs amis, ne jouent plus de musique…
ils apprennent à conduire.
Samuel sent cette émotion montante. Celle des
gens, et la sienne. Il la perdait de vue la plupart du temps, dans une vie
quotidienne où le passé grandit, où le fossé se creuse. Il étouffait trop
souvent lorsqu’il faisait passer ses idées.
Lors des concerts, un univers s’ouvrait à lui.
La confiance pouvait l’étreindre à nouveau, les doutes s’envolaient peu à peu.
Il était sur le fil tout ce temps. D’abord, il avait la désagréable impression
de recommencer sa vie. Puis, il fixait son regard sur une ou deux personnes dans
les premiers rangs. A Nantes, par exemple, il voit une jeune fille blonde, aux
cheveux longs, magnifique…
Elle ferme les yeux quand ils commencent à
jouer. Elle murmure les paroles comme des incantations. Lui se sent fier et s’applique
à frapper sa batterie. C’est une impression de puissance, la salle et le monde
appartiennent désormais à Samuel. Le charme du concert embarque à bord ses
ennemis intimes pour un corps à corps transcendant, une histoire à vivre.
Vient ensuite un moment d’absence. Il se
souvient des lettres qu’il attendait autrefois avec tant d’impatience. Ce temps
où il guettait le facteur dont la venue constituait un événement majeur dans sa
journée. Des journées à ne rien faire, à rêver allongé sur son lit et à gratter
sa guitare.
Le chanteur s’accroche au micro, un verre de
vin à la main et décoche de sa voix rugueuse des traits fiévreux. La diction est
profonde et saccadée. Ces envolées tendues déchirent la salle. Les assauts de
guitare m’enveloppent, la batterie insistante résonne en moi. J’arrive là où le
son peut atteindre une limite de transport et de transmission. Comme un
terminus de l’émotion.
Je regarde les doigts filer sur le manche, je
devine certains accords, certaines techniques. Je sais quand le guitariste doit
accorder son instrument avant d’entamer ses motifs de guitare répétitifs
réalisés en picking le plus souvent : trois doigts seulement bougent,
tandis que le reste de la main demeure immobile. De retour à la maison, il me
suffira de soulever la vieille guitare de son support pour partager ce
sentiment de plénitude.
Après le concert, Samuel vend quelques
affiches, quelques disques, quelques T-shirts. Des gens n’osent pas lui parler,
font semblant de ne pas remarquer qu’il joue de la batterie dans le groupe en
tête d’affiche. Parfois il se dit que le batteur a vraiment le mauvais rôle…Il
y a ceux qui le mettent mal à l’aise. Il y a cette jolie fille blonde qui est
venu lui dire qu’elle rêvait de ce concert depuis 29 ans. Il la reconnaît et
ils se mettent à discuter. Peu à peu le hall se vide. Des gens fument encore
sur le perron lorsqu’ils quittent la salle…
Elle l’emmène au bout de l’île, sur cette
langue de terre qui fut un jour prairie. En face flotte l’horizon des quais,
façades blanches alignées surplombées par le dôme de Notre-Dame-de-Bon-Port,
celle qui ne laisse jamais crever les marins.
Ici c’étaient les trains de marchandises qui
passaient, le point de départ et d’arrivée de la révolution industrielle. Les
métallos ont déserté les carreaux où ils dessinaient les bateaux. Dans les
anciennes cales de construction, des mauvaises herbes poussent en attendant la
réhabilitation galopante. Aujourd’hui ce n’est plus la friche, le no man’s
land. Les promeneurs et les familles le dimanche s’encanaillent au bord du
fleuve garroté.
C’est ce que Sylvia a raconté à Samuel à
propos de la ville qu’elle a adoptée il y a déjà quelques années.
***
Ils sont maintenant sous le monstre de
ferraille jaune. Comme les pattes d’un gigantesque insecte, la grue Titan
s’accroche encore à son lambeau de béton. Le sol est irrégulier, les grillages
sont piétinés, on trouve parfois des morceaux de métal rouillé et des cailloux
qu’on peut jeter dans l’eau.
Là, près de ce géant, un groupe de jeunes
sillonne le terrain en mobylette. Il n’y a que deux engins pour quatre
individus, ce qui les fait éclater de rire. Samuel est l’un d’eux. Ils se sont
laissé entraîner, lui et Alexis, par des filles un peu allumées. L’une est
blonde, l’autre est rousse, peut- être sa sœur.
Il doit être cinq heures du matin et la
lumière pâle de l’aube rend les visages un peu moins flous. Les yeux de Samuel
brillent sous une chevelure ébouriffée. Il est grisé par l’alcool, mais aussi
par l’expérience interdite à venir : ils grimperont en haut du monstre
jaune et, de là, regarderont le jour se lever.
Là, je rêve.
Ils avaient parlé des heures de ce morceau d’introduction dans une maison au papier peint d’un autre temps. Tapie au fond de la forêt, elle leur avait offert toute la discrétion recherchée pour enregistrer des sons feutrés ou éclatants.